mercredi 5 février 2014

Hommage.

La page du jour :
http://www.lapagedujour.net/fevrier2014/cinqfevrier2014.htm

L'hommage qui fait d'une pierre deux coups :

Je suis en train de couler.
Lentement, sûrement, totalement.
Et ce n'est pas tout à fait comme dans les histoires racontées par ceux qui sont revenus d'expérience de mort imminente.
Je ne revois pas ma vie, toute ma vie.
Je vois des choses qui se superposent, des images qui se conjuguent, j'entends plusieurs réalités, comme si, dans l'état où j'étais, les lois de la physique n'avaient plus totalement cours.
Le chat de Schrodinger.
Etre et ne pas être à la fois.
Je pense à la maladie qui m'a touchée lorsque j'avais à peine cinq ans et aux terribles nodules qui avançaient dans mon corps, les marcheurs sur les chemins de ma douleur. Neurofibromatose, non, vous ne connaissez pas ?
Vous chercherez.
Ou pas.
Peu importe.
Je pense à ce texte que j'ai découvert très jeune au sujet de la croisade des enfants, des gueux. Etienne lance un appel : une croisade pour ceux qui n'ont rien ; nous répondons, nous marchons en dépit du refus du Roi et des épreuves.
Mon corps lance un appel, mes nodules répondent. Chaque point de douleur, chaque vive aiguille qui déchire ma chair et mes sens est un marcheur attendant d'être libéré. C'est si clair.
Je suis dans la croisade, je réponds à l'appel d'Etienne, je marche sur Paris avec lui. Nous la voulons tous cette croisade, nous voulons échapper à notre destin. Je suis un homme, un tailleur de pierre, un athée, ce qui n'est pas forcément compatible avec le fait de vouloir se rendre à Jerusalem. Mais je ne vais pas à Jérusalem pour défendre un Dieu cruel qui a abandonné les hommes, j'y vais pour savoir ce qu'il y a de l'autre côté.
Je suis dans le coma, je ne réponds plus à l'appel de mon corps, je réponds parfois à l'appel de mes proches, un index, un doigt de pied, un battement de cil. Il y a quelque chose qui a fait naufrage dans mon cerveau lors d'une opération pour me sauver de la tétraplégie. Ils appellent ça un AVC. Ils s'inquiètent, mon cervelet est touché, je ne peux plus exister qu'avec un appareil respiratoire, je ne peux plus exister que prisonnière dans un corps inerte.
Les eaux ne s'ouvrent pas à Marseille. Mon cerveau n'est pas oxygéné, le sang n'afflue pas vers la Méditerranée de mes pensées.
J'ai perçu l'appel d'Etienne, j'ai marché, j'ai connu la déception, je les ai entendus, ceux qui avaient perdu des proches dans l'aventure, ou la foi, reprocher à notre guide de nous avoir menti.
« Il était sur le port, je l'ai vu, il parlait avec des marchands arabes, il a reçu une bourse, il nous a menti, il a fait tout ça pour s'enrichir ».
« Il n'est pas monté avec nous. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi n'est-il pas avec nous dans la tempête ? »
«  Quelqu'un a percé la coque du bateau, quelqu'un a empoisonné l'eau, tout le monde est devenu fou, l'équipage et les passagers se sont entretués ! »
Je coule, et je vois tous les bateaux de ceux qui ont connu un destin funeste. Je ne vois pas les navires de ceux qui iront peut-être jusqu'au bout, je ne les vois pas.
Est-ce l'enfer ? Le purgatoire ? La punition pour n'avoir pas cru en l'être suprême ?
Je coule, je me noie dans mes poumons.
La tempête fait couler un premier navire, le mien.
La révolte dans la tempête, un deuxième, le mien aussi. Tous les bateaux qui coulent sont miens.
L'histoire ne le retient pas mais d'autres bateaux font naufrage, sans cesse, tout le temps, les bateaux de tous les croisés qui ont cru si forts mais n'ont pas compris que leur chemin était le seul voyage accompli par tous les hommes, celui de la vie qui mène à l'irrémédiable frontière.
Je ne peux pas m'empêcher de me demander : « Y en a-t'il qui arriveront vraiment quelque part ? » Est-il possible que certains n'aient pas été trompés ou aient touché une autre réalité, suprême ? Qu'il y ait, en quelque sorte, des élus, destinés à échapper au cycle sans cesse répété ?
Je ne suis pas un élu. Je ne suis pas une élue.
Moi, le tailleur de pierre, je coule au fond de la mer, j'ai de la chance, j'ai à moitié été assommé par un morceau de mât.
Moi, le puits de souffrance, je coule encore plus profond en moi, j'ai de la chance, je n'ai pas eu à me réveiller dans un corps encore plus naufragé. Je suis le lent oubli.
Nous ne croyons pas en Dieu, mais nous croyons en cette lumière, en nous, ce principe, sans doute appelé l'âme, que nous aimerions éternel.
Les lois de la physique n'existent plus, en dépassant les frontières, je vois bien que ce qui est a toujours été et sera toujours.
En tout cas pour moi.
Je meurs, je me meurs, je suis mort, je serai morte. Etienne est la vie, Etienne est la mort, Etienne est l'espoir, Etienne est la douleur que portent tous les hommes, la douleur d'exister dans un monde trop restreint, dans un univers trop petit, étriqué.
Dépassez-vous.
Transcendez-vous.
La frontière, elle même, n'est qu'une illusion, elle est tout au plus comme l'aiguille qui sonne midi sur une horloge avant que le cycle ne recommence.
Tous, sur le port, lorsque les eaux ne sont pas ouvertes, nous avons crié, débattu, lutté, espéré, cherché, prié. Certains sont morts, d'autres sont repartis et quelques-uns ont continué un chemin, malgré tout.
J'aurais pu mourir bien avant dans cette longue vie de souffrance qui fut la mienne, j'aurais pu choisir d'en finir bien plus tôt, mais la marche m'avait, m'a, m'aura appris quelque chose. C'est que l'expérience de la solitude pouvait, peut, pourra se partager. Il y avait, a, aura un confort à savoir qu'il y en avait d'autres, comme nous, seuls. Un confort à constater que certains vivaient l'expérience avec le sourire sur les lèvres. Un confort à constater que certains souffraient encore plus que nous.
Je continue à m'enfoncer... Au loin, j'aperçois des visages familiers, ils ont marché avec moi pendant si longtemps, et certains se sont parfois confiés au point que certaines de leurs douleurs sont devenus miennes et que certaines des miennes les ont habités.
Je ressens au loin tous les nodules, tous les fourmillements, tous ces marcheurs qui n'ont eu de cesse de m'amener à cet instant où je ne peux plus percevoir la douleur parce que, quand on meurt, il n'y a rien. Parce que j'ai tellement souffert que la douleur a cessé d'exister, elle est devenu mon monde, ma marche, ma quête vers un Marseille où les eaux pourraient s'ouvrir.
J'ai coulé, je coule et je coulerai. Je suis en train de couler. Tout le temps. A l'infini, à jamais.
Je ne coule plus, j'oublie que je coule, je ne suis plus rien que des atomes attendant de se reconstituer en une nouvelle forme, celle d'un marcheur, celle d'un nuage de poussière sur les murs d'une cité sainte, celle d'un morceau de corail au fond de l'océan.
La voix d'un Etienne se fait entendre et dit :
Mort est moi.
Mais je sais que tout est clair.
Sois le courage.
Aime comme jamais.
Ne pleure pas.
Le Temps est là.

Je suis en train de couler.
Lentement, sûrement, totalement.
Et alors ?


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire