Ah,
ils rigolent.
Bien
sûr.
Ah,
ils se foutent de moi parfois et je préfère vous taire le nombre de
commentaires ou de surnoms que je me suis fardé toute ma vie. 31
ans. Le premier souvenir à quatre ans, blessant, aigu, et qui ne
mérite même pas que je l'étale ici.
La
seule chose qui a aidé récemment, c'est qu'un des meilleurs rôles
de l'histoire des séries télés soit donné à un nain. Je me
demande même si c'est pas le meilleur rôle de toute l'histoire des
séries télés, d'ailleurs.
Mais
pour l'un d'entre-nous qui en a chié comme c'est pas possible en
plus pour y arriver... combien doivent subir le quotidien
stupide ?
Stupide, oui.
Un
quotidien qui serait certainement moins stupide si les gens étaient
un brin éduqués, s'ils savaient passer outre l'apparence.
Bon,
c'est sûr, pour l'apparence, Internet peut aider. Les chats, tout
ça. Pas pour des trucs de cul, hein. Ou pour des pervers dont ça
serait le fantasme de voir des nains copuler. Non, je parle des chats
pour philosopher, discuter des passions de chacun.
Moi,
j'en ai trois principalement.
Une
qui est trop classique pour que je vous la tartine plus que
nécessaire : les séries télé. Ça a commencé tout petit,
tout simplement parce que je sortais moins que les autres gamins.
Les
deux autres sont moins orthodoxes : les volcans et le génie
génétique.
Y
a aussi un peu l'histoire ou la philosophie... Mais ça, c'était
plutôt avant que je ne me mette à internet, des passions qui me
rappellent un peu mon enfermement. Vous me direz, ça pourrait en
être de même pour les séries télé. Mais non. Avec les séries
télé, je m'évadais, je me projetais.
Adolescent, j'ai même
découvert le jeu de rôle pour pouvoir explorer le sentiment vécu
dans les séries télé mais mon groupe s'est dissous après
l'université. Je me rappelle de mon personnage préféré, un
barbare de deux mètres avec un slip en fourrure et la capacité de
se transformer en ours. « Petit ours brun », c'est comme
ça que m'appelait ma maman. Le jeu de rôle aurait pu rester une
passion, mais je n'ai pas pu continuer sur table car je me suis
retrouvé après les études dans un service d'analyses de données,
un peu isolé, dans une sorte de placard avec deux collègues qui
n'avaient pas le profil.
Alors
je rêve...
Je
rêve d'un jour où le génie génétique pourrait permettre de
corriger mon achondroplasie et où je pourrai descendre dans la
caldeira d'un volcan...
Je
rêve souvent.
Le
plus souvent, je rêve éveillé, avec mes potes, sur internet,
partageant ma passion. J'en ai deux, surtout, un américain et un
suisse qui tiennent des blogs de tous les endroits qu'ils ont
visités.
Quand je m'endors, les images restent et je ne fais plus
un mètre vingt-et-un.
Je ne suis pas un géant non plus.
En
fait, je ne suis rien. Ou peut-être un oiseau ou une caméra qui
plonge dans le décor, s'envole près des puits de lave, descend les
chaudrons ardents.
Vivre
pour ses rêves.
Oui,
que faire d'autre ?
Trouver d'autres amis hors de la toile ?
C'est pas si facile dans un monde qui n'est pas fait pour vous ou
quand vous n'avez pas une personnalité exubérante.
Trouver
une partenaire, une compagne ? Même réponse. Surtout que ce
n'est pas parce qu'on est un nain qu'on devrait se contenter de
trouver une naine, vous voyez ?
Mes
goûts sont les mêmes que les vôtres. Mes fantasmes aussi. Mais je
ne veux pas parler de ces fantasmes là. Ils sont de toutes les
manières irréalisables comme la plupart de vos fantasmes.
Ça
reste quand même sans doute le plus dur, pour nous, pour toute
personne qui a un handicap : trouver quelqu'un qui sait passer
outre...
On
apprend à être seul.
Et
j'ai appris, croyez-moi. J'ai appris.
Jusqu'à
ce qu'un jour... un jour... je reçoive un message de la sœur de mon
pote suisse.
Un
sale message.
Pour
m'annoncer la mort de mon pote, intoxiqué par des vapeurs.
Clara.
Clara
qui se confie à moi, qui s'épanche sur la mort de son frère jumeau
et qui me révèle qu'elle a aussi un handicap : la
schizophrénie.
Ouais.
Est-ce
que mon destin d'un mètre vingt-et-un était de pouvoir seulement
rencontrer une handicapée, est-ce que seuls ceux qui souffrent à
l'intérieur, dans la chair ou la tête, sont à même de se
rejoindre ?
Je ne crois pas. Je pense que tout le monde peut
souffrir, que tout le monde est un volcan. C'est juste la brume
imbécile de l'inéducation qui voile les perceptions et empêche
certaines vérités.
Enfin...
peu importe.
Je ne me fais pas une raison. Je ne préfère pas.
Demain,
je pars pour Genève, pour rencontrer Clara. Elle vit dans une ferme.
Elle a deux chats et deux moutons. J'ai toujours voulu avoir un chat,
mais je suis allergique. Les chats de Clara sont d'une race spéciale,
hypoallergénique, ou presque.
C'est
con...
Mais
c'est ce qui m'a décidé.
Et peut-être qu'ensuite on pourra
partir voir l'Etna, si les nouveaux médicaments de Clara sont
compatibles avec le voyage. Du moins, c'est le plan.
1
mètre vingt-et-un, en haut de l'Etna.
Putain.
Quel
volcan serai-je quand je me trouverai là-haut ?
Plouf.