Je ne
pourrais pas écrire le texte qui va le mieux me définir sans être
là, ce 21 novembre 2016, à quatorze heures neuf, à ce bureau.
Dans
quelques minutes, il y a dix ans, mon père va m'appeler.
Mon
père qui était malade, souffrant, très handicapé avec sa carotide
bouchée et son incapacité à marcher plus de quelques mètres sans
être essoufflé.
Je
suis moi aussi, dans une moindre mesure, certes, malade, souffrant,
invalide. Cela ne se remarque pas en dehors du port des lunettes qui
pourrait d'ailleurs me faire passer seulement pour un gars qui se la
pète. Mais, je ne peux pas m'empêcher de me projeter.
Quatorze
heures treize...
Dans
quelques minutes, là, il y a dix ans, dans une autre pièce, certes,
avec un autre ordinateur devant moi, il est vrai, et sur un autre
bureau (que je viens à peine de changer), mon père va rester un
quart d'heure au téléphone avec moi.
L'avant-veille,
nous avions parlé au téléphone d'une sorte de déplacement que
j'avais fait avec un copain à moi pour voir quelqu'un qui prétendait
parler aux morts. Je voulais accompagner le copain en question pour
savoir si ce quelqu'un avait un fond de vérité dans sa manière de
parler. Quand j'ai vu le bonhomme, une image s'est superposée sur
lui, j'ai vu un prêtre. On m'a confirmé ensuite qu'il était bien
prêtre. Il devait avoir dans sa conscience une foi en son système,
ce n'était pas un charlatan dans le sens où il avait vraiment cette
prescience de la douleur des gens et de ce qu'il fallait leur dire.
Mon père avait semblé intéressé par cette conversation...
Quatorze
heures seize. D'ici quelques minutes, il y a dix ans, mon père va me
dire qu'il va se mettre une balle, je vais avoir un instant de
flottement, ne comprenant pas forcément bien toute la phrase, son
élocution étant compliquée depuis son cancer du palais. Une balle
du genre balle de tennis sera la première idée qui me viendra.
Puis, je comprendrai.
Quatorze
heures dix-huit. Dans très peu de temps, je n'arriverai pas à
convaincre mon père d'attendre que je sois le premier à découvrir
le corps. Je ne pourrai pas, ça... Il raccrochera au bout d'une
quinzaine de minutes de conversation dont je n'ai plus la mémoire,
juste un vague sens...
Quatorze
heures dix-neuf. Une fois que mon père aura raccroché, je ne
rappellerai pas. Je prendrai la décision de ne pas la faire,
respectant sa volonté. Quelques minutes plus tard, je serai saisi
par une sorte de vertige. Un peu plus tard, je sentirai une présence,
comme une poignée de main et j'entendrai « Salut Fils ».
Je ne garderai pas cette présence à mes côtés. Je lui dirai de
partir.
Quatorze
vingt. J'appellerai ensuite le meilleur ami d'enfance de mon père
pour lui demander d'aller voir. Il me confirmera la chose quelques
minutes plus tard. J'appellerai ensuite ma femme, pour lui dire ce
qui est arrivé. Et je partirai pour la Bretagne où ça sera la
dernière fois que je verrai mon père, enfin, sa chair et puis aussi
les autres membres de ma famille ou de la nouvelle famille qu'il
s'est choisi.
Quatorze
heures vingt-deux, dans une dizaine de minutes, il y a dix ans, le
téléphone va sonner.
Et je
me revois, il y a quelques semaines, posant la main sur le ventre
rond de ma femme, persuadée de manière absolue qu'elle attend une
fille, ma femme qui ne s'est jamais trompée pour personne depuis
dix-sept ans que je la connais et j'entends : « salut
fils », une voix qui vient de moi, un écho de presque dix ans,
à l'adresse de la vie qui s'éveille dans le ventre de ma femme.
Un
« salut fils », confirmé quelques semaines plus tard à
l'échographie et moi qui éclate d'un grand rire parce que j'ai eu
raison et que ma femme s'est trompée.
Je ne
pouvais pas me tromper, le « salut fils » en était
garant.
Dix
ans, c'est long.
Ou ce
n'est qu'un instant, court, fuligineux.
En dix
ans, j'ai trouvé une voie, une passion, le théâtre. J'ai appris
qui j'étais : un artiste dans le fond de l'âme. Je n'ai pas
appris encore à nettoyer toutes les cicatrices laissées sans doute
essentiellement par mon père. Mais je constate, simplement, qu'une
boucle s'est presque bouclée.
Quatorze
heures vingt-six. Je crois qu'il y a dix ans, c'est à quatorze
heures trente-quatre que mon père va m'appeler ou qu'il a raccroché.
Je pourrais chercher. Je l'ai sans doute écrit quelque part. Mais je
ne le fais pas. Mon père est parti. S'il y a une vie après la mort,
il n'est pas resté traîner comme un vieux fantôme raccroché aux
échos du passé et je ne vous dis pas qu'il y en a une de vie après
la mort, hein, je n'ai que des sensations, moi... Ce que j'ai vécu
dans ma vie ne m'a appris qu'une chose, c'est que je fais partie de
ceux qui pensent qu'il y a un invisible, qui l'ont expérimenté
parfois, mais qui ne le nommeront jamais. Nommer, c'est tromper.
C'est invisible. J'appelle donc ça l'invisible et je pourrais même
aller plus loin et dire l'indicible.
Quatorze
heures vingt-neuf. Dans quelques minutes, j'aurai fini cette page. Je
la relirai sans doute, immédiatement après, pour corriger les
fautes. Je serai armé de la certitude que j'ai acquise, en rédigeant
ces quelques mots, que je suis fait et né pour l'art (mais que j'ai
été mal dirigé) et que les anciens n'avaient pas tort : il y
a quelque chose de cyclique dans la roue du temps.
Dans
quelques semaines, je prendrai la place de mon père, j'aurai sans
doute une meilleure place, je serai certainement plus attentif, je ne
commettrai pas les mêmes erreurs. J'en ferai d'autres, c'est sûr,
je ne suis pas parfait, j'ai mes tares et mes dépendances. Mais je
ne serai pas le même cycle. J'aurais aimé, il est vrai, que mon
père puisse être au courant de cela. Mais après tout, après une
brouille avec ma sœur, il n'a jamais connu ses deux autres
petits-fils, alors est-ce que c'est si important ? Je n'ai
jamais connu mes grands-pères, pour dire vrai également.
Quatorze
heures trente-deux. Je me demande ce que j'aurais dit au téléphone,
avec mon père, que j'appelais tous les jours, au sujet de la branlée
que viennent de se prendre Sarkozy et JFC. Je me serais certainement
marré. Je repense à une soirée, chez lui, à Ouessant, moi un peu
allumé par la liqueur de mûres d'Alsace que le producteur ne fait
d'ailleurs plus, et lui me racontant quelques-uns de ses secrets
d'escale dont il n'avait jamais parlé.
Quatorze
heures trente quatre. Mon père était né pour naviguer, voyager.
Moi aussi, en quelque sorte, mais sur une autre sphère, celle de
l'écho des âmes en proie au désir de vibrer avec l'invisible, dont
l'art est peut-être la seule trace tangible que nous ayons.
Quatorze
heures trente-cinq. Voilà. C'est fini. Enfin, fini... Non, il reste
tant de choses à faire. Il reste toujours des choses à faire quand
on veut explorer l'invisible indicible, que ça soit par le biais de
l'art ou de la mystique éclairée.
Quatorze
heures trente sept. Il y a dix ans, là-bas, à Ouessant, mon père
s'en est allé. Mais il a eu le temps de me dire « Salut fils »
et posé, à côté de lui, sur un carnet, où il y avait mon numéro
de téléphone était inscrit le nom de son fils...
Voilà,
voilà... qui je suis...
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